« La limite entre l’art et l’ingénierie existe seulement dans nos esprits. » Theo Jansen
« Strandbeest : Les Machines de Rêves de Theo Jansen » est un hommage photographique aux créatures de l’artiste néerlandais Theo Jansen. Ces photographies en noir et blanc ont été réalisées par Lena Herzog, une artiste russo-américaine qui a documenté de 2007 à 2014 les constantes transformations de ces œuvres.
Les « strandbeesten », ou « bêtes des plages » en néerlandais, sont des installations mécaniques créées à partir de tubes en plastiques assemblées par des câbles, capables de se mouvoir sur le sable des plages à l’aide du vent. Ces machines possèdent des pattes articulées ainsi que des ailes fabriquées à base de toiles plastiques, et ont des capteurs permettant de sentir l’eau ainsi que les sables mous. Dépourvues de système électronique, le mouvement des strandbeesten est uniquement créé par le vent.
Sur les plages de Scheveningen, aux Pays-Bas, nous pouvons apercevoir ces étranges constructions se déplacer d’elles-mêmes, comme si elles étaient vivantes. De par leurs structures, elles ressemblent à des insectes géants qui sillonnent les plages, leurs mouvements sont fluides et surnaturels à la fois, presqu’inquiétants.
Theo Jansen est né en 1948 à Scheveningen, le quartier des pêcheurs de La Haye. Après avoir fait des études de physique appliquée à la prestigieuse université de TU Delft, il décida de devenir artiste autodidacte en 1975. En parallèle, Jansen avait sa propre rubrique dans le Volkskrant, un journal néerlandais, où il avait le loisir d’écrire sur ses dernières lubies. De cette rubrique sont nées les premières réflexions sur les strandbeesten.
L’observation des marées sur ses plages adorées de Scheveningen est à l’origine de ses créations : le niveau des eaux montait d’année en année ! Lui vint alors l’idée de créer des digues mouvantes, capables de détecter la montée des eaux et de se déplacer en fonction des marées. Il déclara alors dans sa rubrique du Volkskrant, en 1989, qu’il allait sauver les Pays-Bas, il lui fallait juste une petite année.
Sa première machine à parcourir les sables avec succès vit le jour en 1991, bien qu’elle ne fût pas son premier essai. Depuis leur conception, les strandbeesten n’ont cessé d’évoluer et de gagner en « indépendance ». Un algorithme qu’il avait créé dans les années 80 lui a permis de simuler les processus d’évolution théorisés par Darwin. Petit à petit, ce programme lui permis de calculer les mesures exactes des membres de ses bêtes. Son tout premier strandbeest, créé en 1990, ne put jamais marcher, car ses membres étaient attachés par du ruban adhésif. Lorsqu’il mit des câbles pour lier les différentes parties, le premier strandbeest marcha sur la plage.
De 1991 jusqu’à nos jours, les strandbeesten de Theo Jansen n’ont cessé d’être améliorés. Ajout de voile, rehaussement des membres, bouteilles de plastiques qui stockent de l’air compressé, permettant aux créatures de marcher sans vent. Certains changements furent plus fructueux que d’autres ; une espèce qu’il baptisa les « Suicideem » était particulièrement peu adaptée au terrain inégal des plages, elle ne tenait jamais plus de 30 secondes avant de s’effondrer.
Chaque année, Theo Jansen s’efforce de rendre ses créatures de plus en plus robustes, intelligentes, et autonomes. Bien qu’il se soit éloigné de l’idée d’une digue mouvante pour le moment, il compte bien y parvenir, peut-être dans quelques millions d’années[1]. Il sait qu’il risque de ne pas y parvenir de son vivant et souhaite avant tout que ses œuvres lui survivent. C’est pour cela qu’il met toutes ses recherches et ses algorithmes à la disposition de tous, sur un site internet qu’il a créé pour ses œuvres[2]. Ainsi, il espère que d’autres individus puissent prendre la relève.
C’est également la nature très précaire de ces œuvres qui rend les photographies de Lena Herzog particulièrement touchantes : elle capte des instants uniques et par la même contribue à conserver le souvenir de ces créatures, destinées à ne vivre qu’un an.
Le témoignage de Lena Herzog capture les créatures avec beaucoup de poésie, les montrant dans leur environnement « naturel ». Prises en noir et blanc, les photographies mettent en valeur leurs structures quadrillées, rythmiques presque dans leur fondation, qui contrastent fortement avec la douceur de l’horizon du plat pays. Au-delà du génie scientifique qui a permis à ces machines de voir le jour, Lena Herzog y voit une vraie révélation artistique : les strandbeesten sont à la fois « archaïques et futuristes » car ils évoquent de nombreuses références d’histoire de l’art, de Léonardo da Vinci à Marcel Duchamps[3]. Elles rappellent également les sculptures cinétiques des constructivistes russes du siècle dernier, comme celles du célèbre Alexandre Rodchenko.
Pour Herzog, son travail photographique lors de ces sept années devint au fur et à mesure un « album de famille » des différentes générations de strandbeesten, puis le témoignage de la vie quotidienne d’un artiste. Elle documente avec beaucoup de sensibilité la relation de Theo Jansen à son travail, auquel il apporte un soin journalier et dont se dégage également une tension, celle du démiurge et de sa création. Par une mise en abîme de la création artistique, l’œuvre de Lena Herzog dévoile l’homme qui se cache derrière ces machines qui semblent si autonomes, animales.
Herzog fût fascinée par ces œuvres, notamment par les questions qu’elles posent : quel est le but de l’art ? Avec les strandbeesten, la réponse est évidente : innover. Sans aucune prétention, les créatures de Theo Jansen incarnent la force créatrice, et ce que l’art est capable d’inventer de véritablement nouveau. La photographe se lamente des œuvres d’art contemporain qui se justifient à travers des thèses, qui prétendent à l’innovation, sans y accéder. Les strandbeesten fascinent, questionnent, émerveillent et innovent sans justification, sans faire appel à l’ironie. Bien qu’ils aient plusieurs niveaux de lectures et évoquent de nombreuses œuvres antérieures, ils n’ont pas besoin de ces références pour être appréhendés.
Dans son entretien avec Laurence Welcher, plusieurs de ses photogrammes sont également présentés dans le livre. Ces derniers ont été réalisés avec des fragments de strandbeesten, inspiré des travaux de Man Ray et Moholy-Nagy, fascinés tous deux par les sculptures cinétiques. Les photographies de Herzog s’inscrivent ainsi dans une tradition de l’histoire de la photographie. La nature même de ce medium va à l’encontre de la sculpture cinétique. Ce fût pourtant un grand sujet pour les photographes du XIXe et de le début du XXe. Comment traduire le mouvement sur un support figé, immobile ? Pour Lena Herzog, il est impossible de photographier le mouvement : on peut seulement en restituer l’impression.
Ainsi, Lena Herzog nous transmet les moments passés lors de ces sept années avec les strandbeesten sur la plage de Scheveningen, figeant ces sculptures mouvantes sur les pages de cet ouvrage.
JANSEN, Theo, HERZOG, Lena, et WELCHER, Laurence. Strandbeest : Les Machines de Rêves de Theo Jansen. Editions Taschen, réédition de 2021.
Une exposition en France est programmée en octobre prochain à Bordeaux. « Strandbeests, The New Generation » du 1er octobre 2022 au 1er janvier 2023, au Jardin de l’Hôtel de Ville de Bordeaux
[1] Propos recueillis par DIJK, Pancras. « De strandbeesten van Theo Jansen ». The National Geographic Magazine Netherlands, Mars 2018.
[2] Retrouvez le site web de Theo Jansen à l’adresse suivante : https://www.strandbeest.com/
[3] Propos de Lena Herzog dans son entretien avec Welcher, Laurence. Strandbeest. Taschen, 2021, p.274.